
l'accord parfait
J’entends des pas. Ils se rapprochent. Vont-ils venir jusqu’à moi ?
Non, une nouvelle fois je me suis réjoui trop vite. Fausse alerte. La millième depuis que je suis ici.
Vous savez, c’est devenu une habitude. Quatre à cinq fois dans la journée, je pense toujours que cela va être pour moi. Mais non, mon colocataire me passe devant comme une ombre et me regarde à peine. On dirait qu’il adore me laisser prendre bêtement la poussière. Je ne suis plus rien pour lui, je le sais maintenant. Jusqu’ici, j’avais des doutes, des appréhensions. J’espérais toujours un geste d’affection ou un regard tendre de sa part, mais à présent, chaque jour qui passe me fait prendre conscience qu’il me calcule de moins en moins. Parfois, il me scrute, réfléchit sur des choses à mon sujet, mais moi je ne suis pas dupe. Il fait ça parce qu’il ne sait pas quoi regarder d’autre sur son canapé. Je sais qu’il n’ira jamais plus loin. Il me laissera dans mon coin comme une plante verte qui n’aurait pas besoin d’eau et continuera à vaquer à ses occupations. Comme se marrer devant la lucarne colorée. Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi cette vieille chouette ? Elle rit pour un oui ou pour un non. Ce n’est pas comme moi. Moi, j’ai des raisons de rire. Elle, c’est souvent un rire bêta qui sort de sa bouche. En triturant la petite boîte noire, mon coloc la fait instantanément passer du rire aux larmes. C’est qu’elle est schizo en plus. Une vraie girouette ! Alors pour attirer son attention et lui faire dévier son regard, j’essaie de me montrer à mon avantage pour qu’il s’occupe de moi comme avant. Suivant l’heure et la météo, je brille de mille feux, lui fais des signaux avec la réverbération du soleil pour qu’il me voie, me contemple comme un ami de toujours. Mais en réalité, la seule arme que je possède afin qu’il tombe dans mes filets, c’est de faire le mort. Je sais, vous vous dites que la menace affective n’a jamais marché sur des amis pourtant c’est ce que je fais de mieux et je ne compte pas changer de stratégie de sitôt. De toute manière, je n’ai pas trop le choix alors autant continuer.
Souvent, je ne bouge plus pendant des semaines entières en espérant qu’il s’inquiète pour moi. J’ai rarement le résultat escompté, mais je ne baisse pas les bras. Ou plutôt mon bras. Ce n’est pas dans mon caractère. Je recommence le lendemain et le surlendemain et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un jour il craque et me prenne dans ses bras pour me faire plein de chatouilles. J’adore quand il me fait des chatouilles. Ça ne dure pas très longtemps, mais à chaque fois ça me rend toute chose. Là par exemple, je suis très énervé qu’il ne me considère pas, eh bien voyez-vous, il suffit qu’il tourne mes petites oreilles à gauche, à droite, et qu’il me fasse quelques guili-guili pour que j’oublie tout. Hop, envolé ! Il me fait le coup à chaque fois, je vous dis. C’est qu’il est malin, le bougre ! Il sait comment s’y prendre avec moi. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a du doigté. Il a toujours eu du doigté mon coloc. D’année en année, je n’ai eu de cesse de le remarquer. Et moi, bonne poire que je suis, je me laisse faire et me gondole comme un fou. Je ne peux résister à ce qu’il me fait. Mais ne vous méprenez pas, j’ai plus d’une corde à mon arc. Je ne suis pas aussi docile que vous le pensez. Je suis émotif, c’est tout. Mais être émotif ce n’est pas forcément être faible. Je ne suis pas du bois dont on fait des flûtes, vous savez. Je peux vite craquer, casser d’un coup pour lui faire comprendre qu’il ne me touchera plus de la journée.
Mais là aussi, il sait comment faire pour réparer son erreur. Il me fait des cadeaux, m’achète de longues tiges en nylon ou en bronze et ça me fait un effet bœuf (on s’en tape souvent d’ailleurs). Ensuite, il me cajole, s’occupe de moi, me chatouille jusqu’à ce que ses doigts se recouvrent de sang. Rien que d’y penser, j’ai ma bouche ronde qui s’élargit.
Mais en attendant qu’il me prenne dans ses bras – on ne sait jamais au cas où l’envie lui prendrait -, si nous revenions un peu en arrière. Histoire que je vous raconte le début de notre relation.
Alors la première fois qu’il m’a chatouillé c’était, laissez-moi réfléchir… c’est ça, il y a vingt-deux ans précisément. Aie, aie, aie, vingt-deux ans déjà, que ça passe vite tout ça ! Mais ne me demandez pas la date exacte, je ne m’en souviens plus. Et je pense que si vous le lui demandiez, il vous répondrait la même chose. Il n’a pas la mémoire des chiffres. Mon coloc et moi on a toujours été fusionnel. Et ce depuis que l’on s’est vu. On a su tout de suite que l’on était fait du même bois. Un véritable coup de foudre physique, voire esthétique. Personnellement, c’est mon corps qui est fait en bois brut. Lui, c’est son mental qui est fait en bois d’ébène. Il est têtu comme une mule, mais finalement, ce qu’il pense, je le pense. Et quand il veut quelque chose, je le lui donne. On est rarement en désaccord entre nous. L’accord parfait c’est à lui que je le donne et à personne d’autre. Et je peux vous dire qu’en amitié, l’accord parfait n’existe pas à chaque coin de rue. Nous, ce que nous vivons depuis des années reste exceptionnel. Peu d’amis dans le monde peuvent se targuer d’avoir connu ce que l’on a connu.
Je me souviens, quand je suis arrivé chez ses parents - oui parce qu’à l’époque il vivait chez ses parents -, je me suis senti tout timide. Je ne savais pas où me mettre. Il m’a alors regardé et m’a retourné dans tous les sens pour qu’il m’adopte et me mette en confiance. Ce fut chose faite en cinq minutes. Il m’a observé un moment pour savoir surtout si je n’avais pas été accidenté ou cabossé par une première main. Ce n’était pas le cas, car je venais de quitter mon père qui ne jurait que par la menuiserie. Il avait donc le respect du bois. Ce fut un véritable cadeau de Dieu de m’avoir conçu. Il ne m’aurait jamais frappé par terre ou lancé contre un mur. Non, mon père ne m’avait jamais tapé, jamais humilié ou effrayé. Ce n’était pas un excité du bulbe comme peuvent l’être certaines personnes aux cheveux longs qui hurlent à s’en arracher les amygdales. Bien au contraire, cet homme me choyait régulièrement et lui aussi prenait un malin plaisir à me chatouiller quand il s’amusait avec moi. Et il me chatouillait bien, tout en délicatesse. En y repensant, ça me réveille la corde sensible. Mais j’étais encore jeune à ce moment-là, je ne m’étais pas rendu compte de ce qui se passait lorsque l’on m’a mis dans le sac. Pourquoi m’a-t-on mis dans un sac d’ailleurs ? Moi qui ai toujours aspiré à la liberté. Je l’ai même chanté parfois.
Bref, pour revenir à mon père, je garde en mémoire une personne un peu floue, mais qui porte à croire encore maintenant que c’était sûrement quelqu’un de bien.
Quand mon colocataire m’a pris dans ses bras la première fois, je l’ai regardé et j’ai tout de suite su que l’on allait faire un long chemin ensemble. En un claquement de doigts, il venait de remplacer mon papa. Même s’il était, c’est vrai, moins doué que mon paternel pour les chatouillements. Mais je ne me suis jamais inquiété. Je savais que cela allait s’arranger au fil du temps. Il lui a suffi de m’asticoter le plus souvent possible pour que je m’habitue à son toucher. En fin de compte, je suis comme les chevaux sauvages. Il faut savoir me dompter. Et dès que l’on y arrive, je sais être très obéissant. Au bout de quelque temps, on était devenu synchro. J’avais fini par tout aimer chez lui, son look, son esprit libertaire, sa façon de me parler, ses manières, sa fougue et surtout sa musique. Dès qu’il m’a fait partager ce qu’il écoutait dans son walkman, j’ai littéralement craqué. Cela a eu le don de m’exciter gravement. Je crois que la première chanson qu’il m’a fait écouter était du U2. Peut-être with or without you ou one. Enfin, cela venait de leur dernier album. Bien sûr, il a voulu que je la chante avec lui. Je me suis alors exécuté avec plus ou moins de réussite. De fait, on avait beau insister, on n’arrivait pas à aimer notre duo. Alors pour se rattraper, nous nous sommes mis à la chanson française. Je crois que c’était jeux interdits si mes souvenirs sont bons. Ce n’était pas mal pour une première fois, mais pouvait mieux faire. Disons que la première année les jeux étaient autorisés. À la deuxième, ils étaient interdits. Nous commencions à tenir le bon bout.
Oui, je l’apprécie pour ce qu’il est. À un détail près…
Je peux vous le dire maintenant - au bout de vingt-deux ans, il y a prescription -, une seule chose me dérange encore chez lui. C’est la taille de ses mains. Car il faut l’avouer, mon colocataire est fort adorable, mais il a des mains à faire fuir un piano à queue. Je pensais qu’avec l’âge et le poids des années, ses mimines auraient grandi à vue d’œil, mais non, ses doigts demeuraient toujours aussi petits et menus que des cure-dents pour nains de jardin (si tant est qu’un nain de jardin puisse se servir d’un cure-dent). Pourtant il a pris de l’âge, je le vois bien, mais rien n’y fait. Il a beau faire un travail physique, ses mains ont toujours eu du mal à se développer. Ce n’est pas sa faute, allez-vous me dire. Non bien sûr, mais vous pensez bien que pour moi qui aime me faire chatouiller de bas en haut jusqu’à en cracher de la sciure de bois, cela me pose un léger problème. Il a de la chance que je sois sensible quand même. Avec un autre, il aurait sûrement plus de mal à le faire ricaner.
Justement, un autre souvenir me revient en mémoire. Cette fois-là, il ne m’avait pas fait rire du tout. Un jour – c’était la dernière année de son adolescence, je crois -, il est revenu dans l’appartement avec un autre que moi. Tout ça parce que son voisin arrivait à chatouiller son copain avec ses grosses mains velues. Mon coloc a voulu faire de même. Le voilà qui est donc arrivé avec mon concurrent sous la main, pensant qu’on allait se taper une bonne tranche de rigolade à trois. Peine perdue. Le nouveau copain de mon colocataire était aussi raide qu’un piquet. Il avait beau le gratouiller dans tous les sens, il ne ressentait rien, pas même un frisson passager. Psychorigide à tous les étages. Tant et si bien que ce qui devait être la bonne ambiance a fini en pugilat. Voyant qu’il résistait à ses avances, mon coloc a dû employer la manière forte et taper du pouce pour le faire vibrer de plaisir. Il faut dire que le nouveau venu était plus costaud que moi bien qu’il eût moins de cordes à son arc. Son rire était lourd et gras. Pour vous donner une image sonore, c’était comparable à un gros bourdon qui vous frôlerait les oreilles. Pas comme le mien qui est beaucoup plus raffiné (mon père me disait souvent que j’avais le rire d’une chanterelle). Quoi qu’il en soit, c’était bien ma veine, il avait fallu que je tombe sur un masochiste. Et mon coloc, lui, qui commençait à prendre plaisir à le taper de plus en plus fort avec son pouce. Avec eux, ce n’était plus des enfantillages, mais une scène de bondage qui aurait fait la joie d’un tortionnaire. De voir ça, j’ai failli en mourir je peux vous l’assurer.
Cela a duré quelques années ainsi avant que mon coloc ne se décide à le vendre en esclave chez Cash Converters. Sur le coup, il n’avait gagné que quelques menues monnaies, mais le principal c’est qu’il était finalement revenu à ses premiers amours, à moi plus précisément. En fait, ce que j’ai cru au départ comme retour aux sources s’est vite avéré faux espoirs quand je me suis aperçu qu’il ne voulait plus chatouiller personne. Enfin si, mais c’était quelqu’un de sa race à lui. Ils se ressemblaient, mais l’autre personne avait les cheveux bouclés, des courbes plus fines (pas aussi galbées que celles de votre serviteur, mais sinueuses tout de même) et un regard plus énamouré que le mien. Ce qui était marrant, c’est qu’il avait les doigts plus longs que ceux de mon coloc. Son nouvel ami était pianiste à ce qu’il paraît. Cela ne m’étonnait guère.
Depuis, je suis dans mon coin, la tête posée contre sa bibliothèque et j’attends patiemment mon tour pour être chatouillé. Comme un chien attend son maître pour lui faire sa fête. Mais moi je ne peux sauter sur personne alors en attendant, comme tous les jours, je lève les yeux et lis les couvertures des ouvrages qui ploient sur les étagères. Je les ai lus tellement de fois que je me souviens de tous les auteurs : Barjavel, Jean Teulé, Mathias Malzieu, Grégoire Lacourt, John Steinbeck pour ne citer qu’eux. Voilà où j’en étais arrivé. À faire l’inventaire de ses livres moi qui n’aie jamais eu comme autre passion que la musique et la joie de faire rire et chanter les gens.
Si je pouvais, je m’en irais bien d’ici. Car ce n’est vraiment pas marrant de voir mon coloc chatouiller quelqu’un d’autre que moi. Et ils font ça tous les jours sur le lit, sur notre lit. Ça fait mal de les voir s’amuser comme ça, comme deux ados.
Bon sang, je suis obligé d’interrompre mon monologue !
Croyez-le ou non, mais à ce moment précis mon coloc me regarde. Je vous assure, il me regarde vraiment. Va-t-il me prendre ? L’autre aussi est là. Tous deux me regardent. Enfin, scruter serait plus juste. Je pense qu’ils parlent de moi. Sait-il encore que j’existe pour lui après tous ces mois d’oubli ? Moi qui l’ai vu dans toutes les galères, toutes les périodes noires, tous les moments difficiles. Il ne peut pas m’oublier, pas moi, je suis l’unique témoin, la seule mémoire vivante de sa piètre vie. Je connais tout sur cet homme, ses forces, ses faiblesses. Posez-moi n’importe quelle question sur lui, je vous répondrai du tac au tac.
Ça y est, il s’approche enfin. Je tremble. Et ce n’est pas de peur, mais de joie. Car oui, mesdames et messieurs, on peut trembler de joie. Cela fait des mois que j’attends ce moment, des mois que je guette le moindre geste qui montrerait une envie particulière de me faire plaisir. Comme au bon vieux temps. Mais a-t-il encore envie de moi ? Saura-t-il s’y prendre alors qu’il ne me chatouille plus depuis de longues semaines ? Ou au contraire me fera-t-il mal ? J’ai peur que ses papouilles ne se transforment en pincements parce que le poids des années à ne rien faire l’aura peut-être rendu maladroit.
Il m’attrape par le bras, me ramasse d’une main, sûr de lui. Encore une fausse alerte ? Me prend-il encore uniquement pour dépoussiérer sa bibliothèque et passer l’aspirateur ? Non cette fois-ci il se retourne, glisse deux trois mots à son nouvel ami et s’installe sur le lit en tailleur. Je me retrouve entre ses cuisses, le cœur serré. Que fait-il maintenant ? Très bien, il me positionne comme si j’étais sur une table de massage, prêt à attendre ses mains baladeuses. L’autre se rapproche doucement, le regarde avec des yeux de biche. Il ôte la poussière de mon corps et commence à me chatouiller langoureusement pour se chauffer les doigts. Le moment tant attendu est arrivé.
Ah oui ! Ça y est ! Il me chatouille et je ris, je ris, je ne m’arrête plus. Et plus il m’asticote, plus ça me démange. Que j’adore cette sensation horripilante ! Je suis tendu et tout mon être en réclame encore. Cela se ressent sous ses doigts. Alors sa main devient glissante, ses doigts arpentent rapidement mon torse comme les pattes d’une araignée hyperactive. De son rythme, je reconnais là jeux interdits. Il n’a donc rien perdu de sa technique, rien perdu de sa superbe. Que ces papouilles me font du bien ! Je m’enivre, je m’enivre ! Encore une fois, il a réussi son coup, j’oublie tout. Il est redevenu mon ami pour la vie.
D’un œil, je regarde l’autre avec ses cheveux bouclés qui a entouré ses bras autour de la taille de mon coloc et a posé sa joue sur son dos. Je sens qu’il a l’air triste, mélancolique. Des larmes sortent de ses yeux. C’est moi qui le rends comme ça ?
Je m’en fous, moi ça me fait rire.